A la sortie d’une célébration où un de nos frères étudiants avait prêché, une femme m’apostropha par ces mots : « enfin un vrai dominicain, lui, au moins il porte des sandales ! ». Je me fis un plaisir de lui renvoyer un large sourire tout en la remettant gentiment à sa place : « chère madame, contrairement à ce que vous avancez, l’habit dominicain est composé d’une tunique, d’un scapulaire et d’un capuce blanc, ainsi que d’une ceinture et d’un rosaire. Et le frère porte des chaussures noires et non pas des sandales ».
Étonnée de mon propos, elle se tourna vers le frère étudiant qui lui corrobora mes propos. Je ne puis m’empêcher de conclure par ces mots : « donc, le vrai dominicain, ce n’est pas lui mais bien moi car je ne porte pas de sandales mais des chaussures noires ». Détail vestimentaire, me direz-vous et il est vrai qu’il ne mérite pas de grandes discussions mais il est toutefois mentionné dans l’évangile que nous venons d’entendre lorsque le Christ s’adresse à ses disciples : « Mettez des sandales, ne prenez pas de tunique de rechange ».
Une fois encore ce détail n’est pas anodin et surtout il dit quelque chose de toute la dynamique de ce passage. En effet, au temps de Jésus, les sandales étaient un signe de liberté. Les esclaves vaquaient à leurs occupations pieds nus. Les sandales n’étaient pas pour eux. D’ailleurs, nous retrouvons ce détail dans la parabole du père miséricordieux, aussi connue sous le nom de la parabole du fils prodigue. Là encore on nous parle de sandales. Rappelez-vous, alors que le fils revient à la maison, son « père dit à ses serviteurs : ‘Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller, mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds’ ». Par le fait que le père miséricordieux réclame des sandales pour son fils, il lui permet de retrouver toute sa dignité, toute sa liberté de fils. Il était entré en esclavage de ses propres vices et il revient ensuite à la vie. Aucun détail n’est donc anodin dans l’évangile. La symbolique de la paire de sandales est la clé de lecture de tout cet épisode. Il s’agit de cette liberté d’enfants de Dieu à laquelle toutes et tous nous sommes appelés. Cette interprétation me paraît d’autant plus juste qu’en envoyant ses apôtres deux par deux, le Christ ne leur dit pas ce qu’ils doivent dire. Il ne leur demande pas non plus de se rendre à l’université la plus proche pour obtenir un master en théologie afin d’offrir à leur auditoire un exposé bien construit ou un ensemble de vérités auquel il y a lieu d’adhérer. Non, être apôtre du Christ se résume dans le fait de chasser les démons et de guérir les malades. C’est aussi simple que cela. Il nous suffit donc de nous lever, de nous mettre en route et d’aller chasser les démons et guérir les malades. Ces deux tâches peuvent nous laisser quelque peu perplexes, voire découragés car nous ne nous sentons pas capables de les réaliser. Il n’y a évidemment pas lieu de prendre ces deux tâches au pieds de la lettre mais d’y rechercher la symbolique en repartant de l’indice des sandales. Une fois encore le Christ nous invite à poser des gestes de libération en vue d’une liberté à retrouver. Voilà la tâche qui attend chacune et chacun d’entre nous : nous libérer les uns les autres de tout ce qui nous retient prisonniers, nous libérer les uns les autres de tout ce qui nous empêchent de vivre notre vie, nous libérer les uns les autres de nos entraves et de nos histoires blessées pour que nous puissions à nouveau être pleinement nous-mêmes, capables de nous épanouir et de nous réaliser. Ou pour le dire plus brièvement, notre tâche est de nous sauver les uns les autres. Le salut étant ici entendu dans son sens premier d’un salut d’accomplissement, d’un salut d’une vie juste, c’est-à-dire d’une vie ajustée à la volonté de Dieu. Dans toute histoire humaine, nous avons ainsi à être libérés de tout ce qui nous empêche d’être nous-mêmes et d’advenir à l’accomplissement de notre destinée. Voilà la vraie liberté à laquelle nous sommes appelés. C’est ce chemin-là que l’évangile nous ouvre tout en veillant à toujours respecter la liberté des autres. Et si certains refusent notre témoignage, ne nous entêtons pas mais respectons plutôt leur liberté et poursuivons notre route. Nous n’avons plus rien à craindre puisque nous sommes chaussés des sandales de la liberté, une liberté toute intérieure, une liberté divine.
Amen